Les mutations de la sociologie des maladies mentales

Alain Bottéro

Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2002 ; 16 : 43-47
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Les mutations de la sociologie
A propos de : La Maladie mentale en mutation. Psychiatrie et société. Sous la direction de Alain EHRENBERG & Anne M. LOVELL. Paris, Odile Jacob, 2001. 312 p. ISBN : 2-7381-0924-1.
La psychiatrie occupe une place majeure dans notre société, mais les ouvrages de sociologie qui l’étudient se font rares. Ce n’était pas le cas dans les années soixante, lorsque que la critique sociale de la psychiatrie battait son plein, nourrissant le débat antipsychiatrique. Il est vrai qu’un certain essoufflement d’une sociologie obnubilée par la lecture des œuvres de Michel Foucault s’est fait sentir au tournant des années quatre-vingt. Notamment en France, lorsque l’histoire politique du mouvement aliéniste de Marcel Gauchet et Gladys Swain permit de réhabiliter la part de conquête démocratique inhérente au projet psychiatrique moderne. Qu’à la suite de ces salutaires travaux, la psychiatrie ne soit plus ramenée à la seule dimension d’une technologie de contrôle social, ne rend cependant pas caduque la thèse qu’elle demeure un « fait social total », de part en part commandé par des logiques dont la mise à jour relève de la sociologie. La parution d’un livre qui porte le sous-titre de « psychiatrie et société » annonce-t-elle un renouveau des études de sociologie de la psychiatrie en France ? On l’espère. Il vaut en tout cas la peine de s’y arrêter un moment pour s’en faire une idée.
L’ouvrage en question est collectif. Ses promoteurs, Alain Ehrenberg et Anne Lovell, animent un séminaire de sociologie de la connaissance psychiatrique à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, à Paris. Bien qu’ils omettent d’en informer le lecteur, on comprend vite que les chapitres qui bâtissent leur livre correspondent à la version écrite d’exposés donnés dans le cadre de leur enseignement. Ceci limite quelque peu la portée de l’ouvrage. Plutôt qu’une analyse systématique de l’évolution des contraintes socio-culturelles et des représentations qui a façonné la psychiatrie au cours de ces trente dernières années, ce que laisserait entendre son titre, c’est d’une série de points de vue d’auteurs venus d’horizons différents qu’il est question. Une historienne, quatre cliniciens, deux sociologues, cinq anthropologues, un critique littéraire, un philosophe, un physiologiste : quinze auteurs au total s’expriment sur des aspects très divers de la psychiatrie contemporaine et des débats dont elle est l’enjeu. L’inspiration est inégale, et la coordination des textes parfois artificielle. Mais n’est-ce pas la règle de ce type d’ouvrage qui n’a de collectif que sa forme éditoriale ?

L’introduction permet toutefois d’avoir une vue sociologique d’ensemble. Ehrenberg et Lovell se livrent à l’exercice délicat du bilan global des transformations récentes de la psychiatrie. A leurs yeux, quatre tendances principales résument celles-ci : l’extension continue du champ d’application social des catégories diagnostiques de la pathologie mentale, un phénomène qu’ils relient à ce qu’ils appellent (en passant trop vite) la « culture du malheur intime » ; l’augmentation de la consommation des médicaments psychotropes, avant tout en rapport, d’après eux, avec la généralisation d’une « médecine du mieux être et de l’amélioration des performances » ; une diversi- fication des prises en charge, qui irait de pair avec la psychiatrisation croissante des problèmes sociaux ; l’essor sans précédent des neurosciences enfin, dans ce qu’il faut bien appeler l’idéologie psychiatrique dominante. Disons tout de suite que ces tendances ne sont pas toutes nouvelles, loin s’en faut. La première et la troisième appartiennent manifestement à la longue durée ; elles n’ont fait que se confirmer au cours des dernières décennies. La prééminence de la thérapeutique psychotrope, et ce qui pourrait bien être son corollaire, la « neurobiologisation » de la psychiatrie, constituent en revanche deux traits certainement des plus originaux de son évolution récente. On aurait aimé que soit plus pris en compte le fait essentiel qu’ils signalent, l’influence considérable qu’exerce désormais l’industrie multi- nationale des psychotropes à tous les niveaux de la psychiatrie, que ce soit sur ses pratiques thérapeutiques au quotidien, sur les conceptions qui les informent, sur son enseignement, sa presse spécialisée, mais encore sur la définition même de ses orientations de recherche et surtout leur financement. S’il y a bien eu une « mutation », comme l’évoque le titre de l’ouvrage, c’est à ce niveau qu’elle s’est opérée. Ce n’est pas ce qui retient l’attention des auteurs, lesquels semblent (à fort bon droit d’ailleurs) davantage préoccupés par l’inadéquation qui se fait jour entre des modèles de pathologie mentale de plus en plus « biologisants » et une surconsommation de soins dont le déterminisme apparaît avant tout culturel.
Plusieurs chapitres évoquent cependant les « mutations » annoncées de la pathologie mentale. Sans toujours être très clairs sur ce qui change: les affections psychiatriques elles-mêmes, ou seulement les idées que s’en font les psychiatres ?
Ainsi Allan Young poursuit-il son analyse de la légitimation « corporatiste » du concept d’état de stress post-traumatique. La thèse de cet anthropologue américain est connue depuis le livre qu’il lui a consacrée. Elle est intéressante, mais a quelque chose d’excessif. Partant du fait, avéré aux Etats-Unis, que le PTSD (PostTraumatic Stress Disorder) fut reconnu, en tant que diagnostic officiel par le DSM III, à la suite de pressions exercées sur l’American Psychiatric Association par la puissante administration américiane des anciens combattants, Young considère qu’on se trouve en présence d’un parfait exemple de pathologie psychiatrique « sur mesure ». Un diagnostic plus destiné à satisfaire un groupe social qu’à décrire un objet pathologique en soi, indépendant de ses enjeux politiques, comme on serait en droit de l’attendre de la part d’une psychiatrie qui se veut scientifique. L’analyse est séduisante ; elle touche du doigt l’un des grands problèmes que pose le DSM : une part importante de ses définitions n’est pas que la traduction fidèle de l’état des débats scientifiques du moment, mais le résultat de compromis âprement négociés entre les diverses écoles de psychiatrie américaines, sous l’influence de groupes de pression issus de la société civile. La définition de la personnalité limite, celle de la personnalité multiple, la dépathologisation de l’homosexualité, le PTSD en sont de bons exemples, parmi bien d’autres. Mais le gros du raisonnement de Young ne tient-il pas du sophisme ? Il est vrai, comme il s’emploie un peu laborieusement à nous le montrer, que le programme de recherche sur les marqueurs biologiques du stress post-traumatique poursuivi par Rachel Yehuda, un programme activement soutenu par les associations de vétérans du Vietnam, est entaché de simplifications conceptuelles qui le rendent fort douteux scientifiquement. Mais ses faiblesses sautent aux yeux des chercheurs, sans nécessiter les longs détours d’une critique sociologique externe. Plus significatif, d’un point de vue sociologique, est le fait que la notion, déjà ancienne et longtemps contestée (notablement par les compagnies d’assurance), de séquelles invalidantes d’un grave traumatisme émotionnel, ait été reconnue comme valide par la communauté psychiatrique américaine. Que des sujets qui souffraient de telles séquelles soient maintenant pris au sérieux, même si aux Etats-Unis ce fut sous l’influence d’un lobby, représente une avancée sociale en soi. Même si cela entraîne, forcément, des excès diagnostiques, à la hauteur des enjeux financiers impliqués. Pour prendre une comparaison, la reconnaissance en tant que maladie professionnelle du cancer de la plèvre consécutif à une exposition à l’amiante n’est pas revenue à tailler une pathologie sur-mesure à la suite des pressions du syndicat des ouvriers du flocage. La nouveauté commune au PTSD et au mésothéliome pleural, c’est la reconnaissance d’une responsabilité de la société à l’égard de ses membres, dans une culture de droit à la santé et d’indemnisation de l’accident professionnel. Voilà une autre mutation en cours de la psychiatrie, qui ne s’opère d’ailleurs pas sans résistance. Pour le dire vite, parmi les tendances qui travaillent la psychiatrie actuelle, il conviendrait d’en ajouter une : à l’instar de la médecine en général, elle se trouve, quoi qu’elle en ait, un peu plus contrainte par les revendications de ceux qu’elle est censée servir. Une évolution qui mériterait d’être plus étudiée.
Anne Lovell, psychiatre et anthropologue elle aussi, part de son expérience d’ethnographe des « sans domicile fixe » new-yorkais pour nous montrer comment des patients psychotiques en pleine désinsertion s’appliquent désespérément à sauver les apparences, à « limiter les dégâts » de la déchéance sociale qui les frappe, par un travail de redéfinition de soi de tous les instants. Son enquête est passionnante : les histoires de cas qu’elle rapporte sont riches, particulièrement poignantes. On regrette d’autant qu’un témoignage aussi vivant donne lieu à une discussion académique des plus artificielles. Ce qui préoccupe Lovell, c’est de montrer que le DSM IV n’est d’aucune utilité pour rendre compte d’un tableau psychiatrique qu’elle estime représenter une forme nouvelle, en train d’émerger, de psychopathologie propre à la jungle urbaine ultra-libérale, un syndrome qu’elle intitule « délire de mésidentification ». Du point de vue de la discussion clinique, il est dommage que ce syndrome, qui vise à rendre compte du discours délirant que ces patients entretiennent sur leur identité, ne soit nullement défini. Est-il si neuf ? En fait, c’est de mythomanie délirante qu’il est question ; ou quelques fois de formes contemporaines de « délire de filiation ». Tous délires « paraphréniques », à mécanisme imaginatif, plutôt naïfs dans leurs thèmes, proches de la bande dessinée et des récits de science-fiction, truffés de « bio-transformations » qui manifestement en dérivent. Ce qu’on pourrait appeler du bricolage mythomaniaque, à visée défensive. Mais en aucun cas des délires d’identification de type Capgras ou autre, comme elle l’avance, ce qui a pour fâcheuse conséquence de fausser la discussion psycho- pathologique. L’obsession, aparemment très répandue chez nos nouveaux sociologues de la psychiatrie, de dénoncer les carences du DSM atteint là ses limites : restreindre la discussion d’un problème social original au circuit fermé d’une nomenclature.
Jacqueline Carroy nous offre un aperçu historique très éclairant sur la place qu’a occupée le cas Félida, la patiente célèbre d’Azam, dans la controverse sur la double personnalité qui éclate en France, à la fin du 19e siècle, entre les philosophes « modernes » (Taine, Ribot : ceux qu’on qualifie alors de « renégats », qui n’hésitent pas à biologiser l’esprit) et les spiritualistes plus traditionnels, du genre Paul Janet. Elle met bien en évidence la synthèse intermédiaire à laquelle aboutira finalement le neveu de ce dernier, Pierre Janet. Ses remarques sur un Rimbaud qui, dans le même temps, lance son « Je est un autre » illustrent à merveille toute la problématique de la division du sujet qui travaille les esprits du moment, comme en témoignent de tels débats.

Sherrill Mulhern a choisi pour objet d’étude le « trouble personnalité multiple », cette entité diagnostique aussi populaire aux USA qu’elle est rare, et prête à sourire, en France. Son travail met en évidence le délire, il n’y a guère d’autre mot, qui s’empare de certains psychiatres et surtout psychothérapeutes américains, pour les conduire à de véritables records psychopathologiques : diagnostiquer jusqu’à deux cents, trois cents personnalités alternantes chez un même patient ! Délire, notons-le, qui se développe sans perte de contact avec la réalité, réalité financière s’entend, mais coexiste au contraire avec une remarquable adaptation aux bénéfices professionnels qu’il est possible de tirer de telles aubaines pathologiques. Ce sont toutes les angoisses de la société américaine qui transparaissent, en filigrane, des interminables marathons psychothérapiques auxquels ces thérapeutes soumettent leurs patients « multiples »: la violence sexuelle à l’égard des enfants (combat soutenu, comme il se doit, par l’avant-garde féministe) ; la victime innocente d’obscures sectes « sataniques » ; le culte de la réussite par le handicap transformé en capital social, etc. Sans oublier l’implication permanente de la justice, elle-même très intéressée à l’affaire : procès à sensations mines d’or pour avocats, où s’affrontent des experts tapageurs, se jouent des carrières de magistrats (n’oublions pas que bon nombre de juges sont élus par un vote populaire aux Etats-Unis, ce qui leur impose de faire campagne, tant qu’à faire sur des thèmes porteurs…). Des procès relayés par les médias, avec croisades contre les « coupables » à l’appui, Hollywood recyclant le tout avec son obscénité cynique habituelle. Mais ici, les dérives de la psychiatrie (et aussi, et peut-être plus encore, celles de la justice qui manifestement les encourage) ne font qu’illustrer celles d’une société. Plus qu’avec le PTSD, la personnalité multiple met en cause la reconnaissance officielle d’un diagnostic qui tient davantage du fantasme culturel que de la réalité.
On le voit, le DSM occupe beaucoup de place dans les préoccupations de ces chercheurs. Même s’ils datent un peu, ils ont sûrement raison : l’entreprise DSM représente un tournant important dans le mouvement de re- médicalisation qui a affecté la psychiatrie. Elle mérite à ce titre qu’on lui prête attention. Le seul chapitre qui lui est directement consacrée ne ressasse malheureusement que des généralités archi-rebattues (il date pour l’essentiel de 1994). En dehors de remarques convenues de bonne intention, il n’apporte rien de neuf. Il est évident que la psychiatrie ne saurait se résumer à l’application automatique des critères du DSM ; comme il est tout aussi évident que sans critères diagnostiques, comment décider des indications d’un traitement tel que, par exemple, les sels de lithium ? Mis en chantier au début des années soixante-dix, le DSM III répondait à des problèmes nouveaux qui se posaient aux psychiatres du fait de la généralisation des psychotropes. Les solutions proposées ont entraîné d’autres problèmes. Trente ans plus tard, on manque encore d’une histoire critique équilibrée de ce qu’il a changé dans la psychiatrie2.
Byron Good, lui aussi un anthropologue, s’efforce de suivre la voie difficile de son maître Clifford Geertz : partir d’une anecdote culturellement représentative pour dérouler, par le jeu des associations et des polysémies, un récit général qui restituerait l’essence d’une culture. Dans son cas, l’histoire de départ est celle d’un accès psychotique survenu chez une étudiante indonésienne. Les péripéties des soins lui permettent de glisser des observations personnelles sur la société indonésienne contemporaine. Certaines ne manquent pas de pertinence. Telle celle sur ce congrès de psychiatres indonésiens entièrement financé par des laboratoires, au point de faire de ses participants de sages perroquets pharmaceutiques. Voilà bien l’un des enjeux actuels de la psychiatrie, à l’échelle planétaire celui-là. Car la mondialisation des psychotropes est largement en route, elle aussi. Très juste encore sa remarque sur ce sentiment de honte qu’il voit poindre chez les psychiatres indonésiens en présence de l’expert occidental qu’il représente. Malaise qui émane de cette conscience humiliante d’être, malgré eux, dénués de tous les moyens thérapeutiques dignes de la psychiatrie occidentale « moderne » dont ils se réclament. En revanche les développements sur les rapports entre l’amok et la violence politique qui règne actuellement en Indonésie peinent à convaincre. Problématiser l’amok comme violence coloniale ? Il est vrai que la repentance coloniale est à la mode chez les anthropologues. Cela ne saurait pourtant suffire. Good oublie de nous dire que le programme de recherche de Harvard dans lequel s’inscrit son travail porte précisément sur la violence sociale. Quoi de plus violent en effet, en Indonésie, que la fameuse crise d’amok ? De là à incorporer ce cliché de la culture javanaise dans sa narration culturelle, la tentation devait être irrésistible. Mais on se fait inévitablement la réflexion que, décidément, Geertz reste un conteur inimitable.
C’est un tout autre domaine qui s’ouvre avec l’étude de Pierre Pachet. Qu’est ce que l’expérience dépressive, et que peuvent nous en apprendre des écrivains qui en ont été victimes, et en ont témoigné, ça et là, dans leurs œuvres ? Pachet tente de répondre à ces questions à partir de trois auteurs qui ont notoirement pâti d’épisodes dépressifs : Byron, Styron, Naipaul. Byron souffre d’un ennui productif, « excité » (« mixte » avancerait un psychiatre kraepelinien), autant impatient qu’indécis. Pour Styron, la dépression devient source d’observation créatrice : le « je » qui s’observe sombrer. Chez Naipaul, la « crise » dépressive est richesse perceptive paradoxale : il voit tout, avec une acuité maladive, se dégrader.

En fait, c’est la psychologie de la création littéraire qui fascine Pachet. L’écrivain qui « fait feu de tout bois », et surtout de ses émotions les plus vives, pour écrire, décrire, créer. Ce que se reprochait Romain Gary, qu’excédait par moments sa propension à recycler ses crises en romans, tout en étant incapable de faire autrement, car apparemment, c’est bien de cela qu’il s’agit dans la littérature. En toutes choses, dans la dépression y compris, on peut à la fois vivre (agir, ressentir) et observer (s’observer réagir). Rares sont pourtant ceux qui parviennent à en tirer une description qui parle à tous les hommes. Il y a aussi le problème des ruminations propres au phénomène de l’agitation stérile, loin d’être « appauvries » chez de tels esprits. Il conditionne beaucoup l’interprétation finale de Pachet, quand il considère que la dépression n’est pas tant une baisse d’énergie, qu’une désorganisation des « rythmes internes », de la « possibilité d’ordonner des impulsions ». Une interprétation tout à fait intéressante, mais certainement trop tributaire des seuls cas Byron et Naipaul : deux cas de paralysie dépressive passagère, qui disposent de réserves d’énergie psychique exceptionnelles à leur disposition. Quoiqu’il en soit, son analyse est des plus passionnantes. Et de surcroît rafraîchissante : la clarté de son style permet une pause agréable, au milieu de chapitres qui ne soignent guère la langue de leurs exposés.
L’article qui suit s’intitule « psychogenèse de la dépression et mode d’action des antidépresseurs ». D. Widlöcher y défend une distinctiondéjà avancée par Freud : il existerait deux types bien différents d’inhibition dépressive. L’une qui affecte l’ensemble de l’activité du sujet, l’autre qui ne porte que sur certains contenus de pensée. La première correspond à un ralentissement global de l’activité neuropsychique, la seconde n’est que l’effet d’un surcroît d’activation de contenus de pensée parallèles : le désinvestissement reste partiel, tel celui qu’on observe par exemple dans l’état de deuil, ou lors d’une fixation agressive. L’analyse est convaincante, et justifie, dans l’esprit de son auteur, que seul le premier type d’inhibition dépressive tire parti d’un traitement antidépresseur, tandis que le second reste accessible à la re-diversion des processus de pensée que permet la psychothérapie. Mais la définition actuelle d’une dépression majeure ne suppose-t-elle pas, justement, qu’une inhibition partielle ait été reconnue, et éliminée, avant de recourir à un traitement antidépresseur ? Outre cette objection, on ne voit pas très bien ce qu’une telle discussion vient faire dans un ouvrage de sociologie.
Claude Legrand nous ramène au sujet. Elle présente les conclusions d’une étude fort instructive : comment deux revues majeures de la presse médicale française ont-elles concouru à la généralisation de l’emploi des psychotropes, depuis que ceux-ci ont été introduits dans les années cinquante ? Les deux revues en question sont La Revue du Praticien et Le Concours Médical. Bien que l’auteur ait tendance à tenir ces deux revues comme un corpus monolithique, alors qu’elles reflètent avant tout des idées qui se cherchent (le savoir, avant d’être normatif est interrogatif, d’ordre hypothétique), son enquête permet de retracer les tendances générales à l’œuvre. Le cas de l’alcoolisme est particulièrement éloquent: en trente ans, on passe de l’alcoolisme sous-spécialité de l’hépato-gastro-entérologie (le foie malade de l’alcool, avec le delirium tremens comme principale incidence neuropsychiatrique), à l’alcoolisme équivalent dépressif, puis à l’alcool comme automédication antidépressive. A l’évidence ces représentations successives de l’alcoolisme reflètent une tendance profonde : l’extension à toute la pathologie mentale du modèle dépressif (avec probablement une étape intermédiaire, représentée par le modèle anxieux, assez vite abandonnée). Il est clair que de tous les psychotropes, les antidépresseurs ont joué un rôle à part: leur action curative (ou pour le moins suspensive) sur les épisodes dépressifs a relancé l’ardeur thérapeutique des psychiatres. Partant, la tendance à ramener toute la psychopathologie au modèle de la dépression n’a eu de cesse de s’affirmer. Aujourd’hui pareille inclination à transformer tout trouble en l’expression d’une pathologie thymique est à l’évidence fortement encouragée par l’industrie des antidépresseurs. Mais à l’origine, le mouvement est bien venu des thérapeutes eux-mêmes, qui ont su voir et les limites des autres psychotropes, et l’efficacité (quelquefois spectaculaire) des antidépresseurs dans des domaines étrangers à leur indication d’origine. Qu’ils aient retrouvé là une notion amplement mise en évidence par Janet constitue peut-être une preuve que ce modèle dispose de quelque validité profonde en pathologie mentale. Ou serait-ce seulement la « pulsion curatrice » des psychiatres qui se serait exprimée ?
Autre évidence qui se détache de cette relecture de 50 ans de publications académiques, aux yeux des médecins le malade psychiatrique sérieux, c’est le mélancolique. Tandis que son repoussoir, l’imposteur, se situe du côté de l’hystérique : une femme, plus ou moins simulatrice, en général frustrée. Il est de ces clichés qui ont la vie dure3 ! Il faut savoir gré à Claude Durand d’avoir accompli un travail qui devrait inciter les psychiatres à en prendre un peu plus conscience. Dommage qu’elle même ne soit pas toujours à l’abri de cette attitude de soupçon qu’elle reproche aux médecins. Mais comme on comprend son exaspération ! Elle insiste à juste titre sur le fait que le sujet médical n’est jamais un sujet social : le social est méconnu, sinon dénié, au mieux expédié en deux mots : « le stress de la vie moderne » (sous entendu : autrefois était meilleur…). Sa thèse finale est que le médecin ne supporte pas que son patient « pense » – ce qui est si souvent vrai, hélas ! Il est difficile toutefois de ne pas conclure d’une pareille enquête que le médecin reste le seul à détenir le savoir. Vu les revues étudiées, la conclusion semble plutôt circulaire. En réalité les rapports médecins-malades ont profondément évolué en 50 ans. Les patients – le cas du sida en est le meilleur exemple – ont commencé à prendre la parole, à donner leur point de vue sur leurs maladies, les traitements dont elles relèvent, leur pertinence. Les médecins n’arrêtent d’ailleurs pas de s’en plaindre, par les temps qui courent. Mais La Revue du Praticien n’est certainement pas le témoin le plus fidèle de cette évolution.
L’ouvrage se poursuit en tentant un détour par l’histoire. George Lantéri-Laura propose d’envisager « l’histoire de la psychiatrie contemporaine dans ses rapports avec la société française ». Voilà en effet un bon angle d’attaque pour traiter du sujet. Le projet toutefois ne dépasse pas le stade du titre. On passe ensuite à la philosophie. Vincent Descombes nous explique ce que peut être « le mental », pour un philosophe analytique. La démonstration, aussi brillante soit-elle, souffre d’un grave défaut : son style d’exposition transforme irrésistiblement le « mental » en « migraineux » dans la tête du lecteur.
Heureusement, avec Paul Rabinow, on termine l’ouvrage en s’amusant. S’agit-il d’un farceur échappé de Berkeley ? D’un sociologue en « mutation » ? Son texte a dix ans déjà, ce qui explique peut-être que les thèses qu’il développe sur le projet de séquençage du génome humain et les fantaisies de « bio-sociabilité » qu’il anticipe soient largement    dépassées.    (Pourquoi    l’avoir    publié ?)    Ses naïvetés sur les organismes génétiquement modifiés et autres miracles à attendre de la nourriture synthétique ne seraient pas à faire lire à Monsieur Bové, sous peine d’autodafé. N’en déplaise à Rabinow (et à Dagognet qui lui sert fort à propos de caution philosophique), la nature et la culture font de la résistance. Le programme qui est le sien, de ne conserver au mot « nature » que « le sens d’un ensemble de phénomènes multiples et sans inhibition », ce qui permettrait enfin toutes les audaces, laisse rêveur. On songe au succès des farines animales… Un programme déjà installé dans l’esprit de beaucoup d’hommes. En vérité à tout le moins, l’expression « sansinhibition » convient bien à la sociologie que pratique Rabinow.
Que penser pour finir de cette nouvelle sociologie des maladies mentales ? Difficile d’émettre un jugement à partir d’un ouvrage aussi disparate. Sa publication tient probablement aux contingences de la recherche: les sociologues nous l’ont appris, tout travail a besoin de sa justification sociale ; les crédits sont là pour le lui rappeler. On le voit, les thèmes de réflexion et de recherches sont aussi variés que les approches. C’est une bonne chose : il y a du foisonnement dans l’air, et la psychiatrie contemporaine en a plus que besoin. Cette sociologie est-elle pour autant très originale dans son esprit ? Autant que l’on puisse s’en faire une idée sur ces textes, ce n’est pas si sûr. L’approximation, la méconnaissance des contingences pratiques qui règlent l’activité psychiatrique affaiblissent trop souvent la portée des analyses et des thèses qui sont défendues. Ce qui frappe le plus, c’est de constater combien cette sociologie peine à dépasser le commentaire critique pour analyser plus en profondeur ce qu’il se passe vraiment : ces interactions complexes qui s’établissent entre la psychiatrie, ses utilisateurs (lesquels sont loin d’être passifs dans le processus), le monde dans lequel ils évoluent. Sociologie en mutation ? L’avenir nous le dira. Pour l’heure, son paradigme n’a pas changé.