Les origines de la prophylaxie en santé mentale

L’action entreprise avant la première guerre mondiale par un médecin des Asiles de la Seine : le docteur Edouard Toulouse (1865-1947), fondateur en 1921 de la Ligue Française d’Hygiène Mentale.

Etude faite par Jean-Bernard Wojciechowski.

L’objet de notre communication est de présenter l’action d’un médecin des asiles de la Seine, le Docteur Edouard Toulouse qui peut être considéré comme l’un des principaux artisans en France de la diffusion de l’idée de prophylaxie (1) en santé mentale à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Né à Marseille le l0 décembre 1865, il entreprend de changer les conditions de la pratique psychiatrique, remet en question les principes de la loi du 30 juin 1838 dite « loi sur les aliénés » et crée, le 1er juin 1922, le premier « service ouvert » et le premier dispensaire ayant pour objet le traitement des malades en dehors de l’internement. Cette création constitue l’acte de naissance de la prophylaxie en santé mentale, en France, au début du XXe siècle.

Notre propos consistera à présenter les origines de la prophylaxie en santé mentale en nous limitant à la période comprise entre la fin du XIXe siècle et la première guerre mondiale. Dans un premier temps, nous aborderons rapidement la situation de ta psychiatrie au XIXe siècle, nous situerons l’émergence de l’idée de prophylaxie dans le contexte général de l’apparition d’une médecine préventive et de la constitution d’un dispositif de « prévention sociale » élaboré en partie à partir de la lutte contre les fléaux sociaux (mortalité infantile, alcoolisme, tuberculose, délinquance…) Dans une seconde partie, nous présenterons les propositions émises par le docteur Edouard Toulouse pour développer une politique de prophylaxie en santé mentale et citerons les premières réalisations dans ce domaine. Enfin, nous tenterons de cerner sur quelles bases théoriques et idéologiques se constitue et s’autonomise ce sous-champ particulier, au carrefour entre le social et le médical. Ce travail représente une première contribution à l’exploration de ce sujet.

A la fin du XVIIIe siècle, Philippe Pinel, (1741-1826) nommé médecin au service des aliénés de Bicêtre, entreprend d’améliorer les conditions de vie des malades et instaure le cadre thérapeutique de l’asile. Il considère que la maladie peut se transformer au cours de la vie et accorde beaucoup d’importance à l’hygiène, à l’alimentation, à l’organisation interne du service, aux qualités morales du personnel. L’attitude de Pinel qui repose sur un humanisme d’inspiration laique et républicaine, s’intègre dans un vaste mouvement philanthropique (2) qui étend son action à différents secteurs de la société : la petite enfance, l’instruction, la paix sociale et internationale le droit des femmes, etc.

Deux principaux élèves de Pinel, Esquirol (1777-1840) et Ferrus (1784-1861) sont à l’origine de la loi du 30 juin 1838 dite « loi sur les aliénés » signée sous Louis Philippe. C’est à la fois une loi d’assistance et de protection de la société : elle demande que chaque département dispose d’un asile ; deux modes de placement sont possibles: le placement volontaire demandé par la famille et le placement d’office décidé par le préfet.

Au cours de la seconde partie du XIXe siècle, les médecins aliénistes subissent de fortes critiques sur les conditions de vie à l’intérieur des asiles et sont confrontés à plusieurs campagnes de dénonciation d’internements arbitraires.

Ces critiques ne viendront pas ébranler la position de la majorité des médecins aliénistes qui est traduite en 1865, dans les Annales médico-psychologiques, par la voix du docteur Jules Falret : « les asiles resteront debout parce qu’ils répondent à des nécessités sociales et médicales qui sont de tous les temps et de tous les lieux (…). Les autres modes d’assistance ne seront jamais que des modes accessoires et complémentaires groupés autour du système principal représenté par les asiles fermés ».

Confronté a une forte croissance de l’agglomération parisienne et à une surpopulation au sein des asiles (le nombre de malades est évalué à 4.000 personnes), le département de la Seine décide la création de douze établissements de 600 lits. A partir de 1867, le premier des nouveaux asiles départementaux de Paris, celui de Sainte-Anne est ouvert, suivi en 1868 des asiles de Vaucluse et Ville-Evrard et en 1884 de celui de Villejuif. A cette époque le dispositif psychiatrique français comprend près d’une centaine d’établissements (3). Parallèlement aux difficultés liées aux conditions de vie dans les asiles, la psychiatrie va connaître au cours de la seconde moitié du XIXe siècle un bouleversement des connaissances suite à l’instauration de la médecine scientifique, aux découvertes dans le domaine de la biologie (Fondation de société de biologie de Paris en 1849) et a la parution de l’ouvrage de Darwin sur « l’évolution des espèces » dans lequel ce dernier montre que l’évolution résulte de variations héréditaires dont le tri repose sur la sélection naturelle. Le docteur Bénédict Morel (1809-1873) établit par l’intermédiaire de sa théorie sur la dégénérescence (Traité des dégénérescences, 1857) une biogénèse de la pathologie mentale dans laquelle il attribue la place centrale à l’hérédité. Il utilise le terme de « prophylaxie » qu’il associe à l’hygiène et au traitement des dégénérescences « qui deviendront les buts constants de mes efforts ultérieurs… « .

Au cours de cette période, le déterminisme biologique facilite l’apparition de théories racistes. En France, « L’essai sur l’inégalité des races » de Gobineau et « L’histoire des langues sémitiques » de Renan ouvrent la voie à Vacher de Lapouge pour l’élaboration de sa « Morale sélectionniste ». Cette prédominance du biologique va s’accommoder de la constitution du darwinisme social et de l’eugénisme (4). La biologie darwinienne va devenir le support de théories sociales et politiques. Quant a l’eugénisme, dont le terme apparaît en 1883 sous la plume de Galton, il désigne « la science qui a pour objet l’étude des agents qui peuvent améliorer ou au contraire, altérer les qualités natives physiques ou mentales de la race ».

« L’hygiénisme » va progressivement constituer cet état d’esprit qui entend mettre au premier plan la conservation de la vie et de la santé des populations. Cette doctrine qui se préoccupe à la fois du corps et de l’esprit devient l’instrument d’un groupe social en cours de constitution : le corps médical (5). Ce groupe fait partie de cette « couche sociale nouvelle » dont Gambetta avait perçu l’ascension et les aspirations. Les questions d’hygiène et la crainte du péril de la dépopulation vont permettre aux médecins d’intervenir sur le plan social, culturel et politique. Le projet d’une médecine politique agissant sur le plan technique et réglementaire s’élabore. La IIIe République va s’emparer de ce projet pour célébrer la science et les savants afin de légitimer son entreprise de laïcisation. Les découvertes de Pasteur viennent confirmer l’instauration d’une médecine préventive.

Le « bio-pouvoir » (6) rêvé par certains trouve à ce moment-là les bases concrètes de son exercice.

C’est dans ce contexte particulier que le docteur Edouard Toulouse, reçu en 1889 au concours de l’Internat des asiles de la Seine, entreprend son combat pour transformer les conditions de la pratique psychiatrique et développer la notion de prophylaxie. Sa démarche repose essentiellement sur une approche sociale, juridique et scientifique. Elle consiste en une critique de la loi de 1838 considérée comme un verrou empêchant la création de « services ouverts » et repose sur la nécessité d’intégrer au savoir psychiatrique l’ensemble des découvertes en cours (essentiellement dans les domaines de la neurologie et de la psychologie) afin d’envisager des mesures prophylactiques destinées a l’ensemble de la population.