La maladie mentale comme objet sociologique

Jean-Pierre Martin « La maladie mentale comme objet sociologique », Mouvements 3/2002 (no21-22), p. 128-132.
URL : www.cairn.info/revue-mouvements-2002-3-page-128.htm.
DOI : 10.3917/mouv.021.0128.

Dans la Fatigue d’être soi, Alain Ehrenberg tentait de penser la souffrance psychique de la dépression comme objet sociologique. Avec La maladie mentale en mutation, il étend l’objet, avec la complicité d’Anne Lovell, à l’ensemble du corpus théorique de la psychiatrie. La mise à contribution d’auteurs de champs différents, ayant une réflexion sur la médecine et la clinique mentale actuelles, se traduit par une série d’études à travers lesquelles est traité le lien entre rapports sociaux et approche clinique dans une période de forte médicalisation des troubles psychiques.

2 L’ouvrage repose sur le constat que « le trouble mental est aujourd’hui une question sociale, politique et médicale qui concerne toutes les institutions », à l’opposé du xixe siècle et de la première moitié du xxe où il était relégué dans les institutions de « la folie » et « les murs de l’asile ». Dans ce contexte, la substitution du conflit intra-psychique de la névrose par la notion de dépression comme maladie de l’efficience remettrait en cause le statut de la subjectivité dans l’ensemble des pratiques sociales, interrogeant les représentations sociales de la maladie fondées sur la curabilité médicale. Dans le même temps, les auteurs constatent que l’histoire de cette évolution n’a pas donné lieu en France à des travaux sociologiques et anthropologiques significatifs, en dehors des approches critiques des fonctions de contrôle social de la psychiatrie. La conception d’Henry Ey qui situe la maladie mentale comme une pathologie de la conscience et de l’intentionnalité de l’homme en tant qu’homme, du sujet malade de lui-même, n’a-t-elle pas encore trouvé sa contestation théorique ?

•Une demande politique de santé mentale

3 Ce questionnement survient à un moment où l’essor des neurosciences biologiques et cognitives produit de nouvelles grilles diagnostiques qui viennent étayer la diffusion dans les pratiques médicales, sociales, épidémiologiques de notions plus rapidement repérables et utilisables que la psychanalyse. Le paradigme de l’efficience qui en résulte interroge les pratiques psychiatriques dans ce qu’elles ont de meilleur et de pire. La recherche et les tentatives d’élaboration d’un langage de synthèse commun se traduit, dans l’ouvrage, par le rassemblement de contributions qui valorisent l’émergence d’une biologie du mental et du facilement observable. Ces risques de « naturalisation » de la psyché indiquent combien la question du symbolique dans le lien social appelle ce que Nathalie Saltzman nomme La Résistance de l’Humain. C’est dans cet état d’esprit que j’écris ce commentaire, en soulignant d’emblée l’importance de la recherche anthropologique dans cette résistance. Celle-ci ne me paraît pas si absente du débat que les auteurs le suggèrent. Ainsi Robert Castel, dans La gestion des risques, va bien au-delà de la fonction de contrôle social de la psychiatrie en indiquant comment la critique des conceptions bio-comportementales s’inscrit dans l’histoire des pratiques alternatives de la politique de secteur et de la dé-institutionnalisation. Il rejoint, par là même, Lucien Bonnafé et Franco Basaglia (en Italie) qui ont mobilisé les sciences sociales dans la lutte contre la psychiatrie asilaire et carcérale. Elles sont également très présentes dans les pratiques cliniques de terrain au plus près des causes de souffrance psychique, dans l’émergence d’une psychiatrie communautaire constituée de structures et de réseaux de soins s’inscrivant dans la vie sociale, dans les luttes pour la réhabilitation sociale des patients stigmatisés par la psychiatrie. Le mouvement « aller vers » ces sujets ainsi que la création de lieux d’échanges entre intervenants médico-sociaux et représentants de la population interroge ce qui fonde, de façon anthropologique, la place symbolique du Sujet.

4 L’introduction d’Ehrenberg et Lovell actualise ce débat à travers la question des rapports entre objet clinique et objet sociologique, et me paraît être central dans la lecture qu’ils font des différentes contributions. La première partie, intitulée « Le sujet pathologique dans tous ces états », fait le constat de la modification des troubles rencontrés par la psychiatrie publique (l’essor des toxicomanies, de l’alcoolisme, des dépressions, de l’automédication de longue durée) et de la confrontation du secteur psychiatrique avec de nouvelles populations (les souffrances psychiques des situations de précarité, les troubles psychotiques parmi les détenus, les victimes des violences familiales, sexuelles et du monde du travail), ce qui me paraît pertinent. En effet, la psychiatrie a cessé d’être seulement centrée sur le traitement des psychoses (dont la prévalence reste stable), et cette donnée paraît significative d’une évolution de la société vers une véritable demande de politique de santé mentale. Cependant, ce constat mérite d’être complété par une analyse qualitative des changements actuels de la représentation des psychoses. Elles sont abordées plus précocement, avant la constitution de leurs formes complètes ; aussi les jeunes patients gardent souvent des capacités de socialisation, et parfois même travaillent ou sont étudiants. Les personnalités psychotiques peuvent, également, se retrouver dans chacun des troubles énumérés comme nouveaux par les auteurs. De ce fait, la notion de personnalité prend le pas, dans les débats cliniques, sur celle de pathologie constituée. Ce constat n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes car il témoigne de l’actualité de la théorie analytique dans le moment où l’air du temps est d’affirmer le déclin de la psychanalyse.

5 Le phénomène clinique nouveau me paraît donc devoir être recherché dans le renouvellement des formes d’objectivation (avec ses effets de langage) de la souffrance narcissique, sexuelle et post-traumatique. Les pathologies de l’agir, les troubles d’identité et les crises narcissiques accompagnent le mal-être, le sentiment de perte d’objet et les vécus de désaffiliation. Quels sont leurs rapports avec les pratiques sociales consuméristes fondées sur le bien-être, les satisfactions individuelles, la recherche de l’efficience à tout prix, qui s’expriment au détriment des aspirations culturelles collectives ? L’échec ou l’impossibilité de l’accès à cette consommation individualiste ne conduisent-ils pas à ce que les auteurs appellent la culture du malheur intime ? à une exacerbation des rapports d’aliénation fétichiste marchands dans l’échange ? Il est incontestable que l’intériorisation « d’être à la mode » mobilise des objets sans cesse changeants, ce qui remet en cause la pérennité de la satisfaction. Le sujet se perd dans une quête individuelle de signes de réussite qui l’éloigne du sens de l’usage des objets qui institue le lien social. L’accélération du renouvellement des objets produits, dans une finalité de profit immédiat sur tous les plans (économique et satisfaction personnelle) aggrave la dépendance et une problématique de mort des objets, sans travail de deuil possible. Il résulte de cette souffrance sociale le recours massif à la consommation des médicaments psychotropes, qui sont eux-mêmes la réponse individuelle par excellence. L’essor des toxicomanies et le dopage sont les comportements extrêmes de ce commerce avec la mort. Le terme de souffrance psychique rend compte de ces processus d’aliénation. Il nous paraît révélateur que le langage politique s’en soit emparé, après celui d’exclusion sociale au début des années quatre-vingt-dix, dans une perspective de gestion des risques fondée sur la « psychologisation » de la souffrance.

6 Une clinique du sujet oppose l’altérité, la citoyenneté et les droits de l’homme à cette stigmatisation psychologique. Elle ouvre une approche de ses conflits internes, de ce qui fait sa personnalité et les avatars de ses liens sociaux dans des rapports de réciprocité. Les notions de dépression et de trouble narcissique ne rendent compte de ces conflits internes que par la médiation du transfert (dans le sens psychanalytique), en opposition aux représentations sociales dominantes qui masquent la réalité du conflit. Ces dernières se retrouvent dans l’objectivation médicale qui fait du symptôme dépressif l’objet de soins efficaces et rapides, pour le neutraliser. Le risque est alors dans le déni du temps nécessaire au sujet pour accéder au sens de son symptôme.

7 Ehrenberg et Lovell constatent la grande difficulté des équipes de psychiatrie à aborder cette articulation entre le social et les spécificités de la clinique, ce qui est réel. Les raisons me paraissent, cependant, plus complexes que la seule conception erronée des psychiatres, car elles mettent en cause la division entre grandes institutions du sanitaire et du social et le poids des identités du passé. Ce conservatisme a effectivement trouvé ses zélateurs, y compris chez les psychanalystes, bien que les « nouvelles pathologies » ne soient pas une nouveauté dans leurs descriptions cliniques. La lecture des freudiens et de Ferenczi montre que les troubles sexuels, la souffrance narcissique et la question du traumatisme sont connus et étudiés depuis longtemps (par exemple le ve congrès international de psychanalyse à Budapest en 1919 explicite le débat sur la nature du trauma en situation de guerre). Les carences psychiatriques actuelles témoignent donc plus d’une rigidité institutionnelle que de l’échec de la théorie analytique. Ces développements sur l’état des lieux nous donnent une première indication des liens étroits entre l’objet sociologique et celui de la clinique, dans le sens où ils participent des avatars institutionnels et symboliques à l’œuvre, mais aussi ce qui les différencie : le premier est dans le rapport à ce qui fait loi rationnelle dans la description des processus sociaux et leurs représentations, le second est dans l’approche « transférentielle » des symptômes et des conflits internes du sujet.

« De la psychiatrie à la santé mentale »

8 La deuxième partie met en évidence les évolutions du dispositif de psychiatrie publique, avec la baisse de 50 % du nombre de lits, de 400 % la durée moyenne de séjour, et la réorganisation vers l’hôpital général et les CHU. Ce constat mériterait d’être débattu avec la question de la place de l’hospitalisation dans le traitement, d’autant que les courtes durées de séjour donnent lieu à une multiplication du nombre des re-hospitalisations. Le sociologue aide, ici, le psychiatre à évaluer les dispositifs mis en œuvre, mais pour cerner cet objet de recherche, la connaissance de l’histoire des luttes contre les grands asiles nous semble incontournable, afin de mettre en évidence l’ampleur de la fonction d’exclusion néo-asilaire dans la psychiatrie médicalisée moderne. Il l’aide également à aborder le débat européen actuel lié aux rapports entre soins curatifs et politiques de santé mentale, avec le risque, constaté dans de nombreux pays de l’Europe du Nord, de voir recouvrir le terme de psychiatrie par celui de santé mentale.

9 Le travail de sociologue pointe de multiples aspects qui relèvent d’une politique de santé mentale :

  • d’abord par les études épidémiologiques et les enquêtes de terrain qui font apparaître des pratiques dominantes. La reconnaissance de la variété des pratiques de secteur, de la diffusion du discours « psy » dans les institutions du social, de la place d’interface de la psychiatrie avec la médecine générale et avec le social, de l’ampleur de l’utilisation des psychotropes par les médecins généralistes donnent toute sa pertinence à l’outil d’analyse sociologique ;
  • ensuite par la théorisation des « fondamentaux » observés et la confrontation de ceux-ci avec l’apport d’autres disciplines que sont l’histoire, l’ethnologie et la clinique. La notion de santé mentale traverse tous ces champs. Mais le curatif, en tant que pratique clinique, ne peut se réduire à la rationalité de ces « fondamentaux », car elle repose sur le rapport à l’intime, à l’imaginaire et aux avatars symboliques qui font la personnalité du sujet. Il est le lieu de rapports transférentiels multiples qui relèvent de la subjectivité et de la fonction du langage. C’est de cette place que la souffrance psychique est écoutée par le clinicien.

Le sociologue est également présent dans les marges des institutions qui mobilisent différents types de partenaires comme autant de ressources sociales. Parfois la seule existence de ce réseau autour du sujet a l’effet thérapeutique de restaurer du lien social, ce que décrit de façon remarquable Anne Lovell dans sa contribution « Les fictions de soi-même ou les délires identificatoires dans la rue » (à partir de son expérience à New York). La rue est un lieu d’identifications permanent, y compris par ce qu’elle inscrit dans les délires. Mais l’intervention de partenaires associés ne permet une « accroche » thérapeutique que dans la mesure où l’équipe psychiatrique est présente et travaille avec un tel réseau. La dimension curative vient alors comme un moment différent, pendant lequel les identifications se différencient et sortent d’un univers imaginaire fusionnel.

10 Il n’en reste pas moins que toute pathologie mentale relève aussi d’un processus social, que tout sujet est sujet social. Il s’agit d’une dimension incontournable de l’approche soignante qui est aussi bien fondée du côté de la théorie freudienne de la dimension sociale du symptôme que de celui de « l’interaction symbolique » de Goffman. Une politique de santé mentale associe donc la psychiatrie à des décisions de santé publique favorisant et associant les différents tiers sociaux (dont les associations de patients dans la revendication de leurs droits) dans la démarche de soin. Nous retrouvons, ici, dans leurs rapports à l’action politique institutionnelle, la différenciation et l’articulation des objets sociologiques et cliniques.

11 La troisième partie « Les mutations de la pensée psychiatrique » analyse la médicalisation du discours psychiatrique avec l’essor des neurosciences et de l’épidémiologie. Il me paraît essentiel d’insister sur la contribution de Jacques Gasser et Michael Stigler « Diagnostic et clinique psychiatrique au temps du DSM » (Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie), qui met en évidence « la confusion entre le facilement observable et le cliniquement pertinent » en fixant les rapports entre clinique, diagnostic et classification : « Fixé sur le diagnostic d’un trouble qu’il faut enlever, ce médecin oubliera qu’un trouble peut parfois servir à détourner l’attention d’un malaise situé tout à fait ailleurs, sur lequel il aurait été plus indiqué de mettre le doigt ». Cette tentative d’un langage commun fondé sur les syndromes, d’un système expert qui se construit au détriment de la psychopathologie et des théories de l’inconscient, introduit une naturalisation du symptôme, marginalisant le temps et l’histoire du sujet, ainsi que la personnalité.

12 Il apparaît que cette vision normative et adaptatrice vise à éliminer toute référence au conflit et à l’histoire sociale du sujet. Elle facilite, par ailleurs, la gestion informatisée des dossiers médicaux, éliminant le médecin comme sujet avec son histoire et sa subjectivité. Les DSM-III puis IV préparent les esprits à une conception de l’évaluation – celle du PMSI (programme médical des systèmes informatisés) – qui vise à adapter les pratiques médicales aux nécessités gestionnaires de l’hôpital, associant idéologie fonctionnaliste et conception distributive du soin. Cet essor des neurosciences est une mutation dans le registre des pratiques médicalisées (ce à quoi n’est pas réductible la pensée psychiatrique), qui se fait aux détriments du communautaire et traduit une évolution de la société vers la consommation accélérée de symboles et la fascination pour le décryptage du génome humain. Il est possible de constater, sur ces points, une conjonction de la critique sociologique avec la clinique, dans une définition de la psychiatrie comme science des carrefours.

13 En conclusion, l’ouvrage d’Ehrenberg et Lovell amène à considérer la marginalisation du communautaire et des utopies de médecine sociale et désaliéniste comme le produit d’une interprétation scientiste du politique, qui ne peut être dépassé sans l’élaboration d’une véritable politique de santé mentale à partir des expériences innovantes liées à la politique de secteur. Elle appelle des objectifs de transition avec une élaboration démocratique associant les élus, les représentants de la population, des patients et des familles.

14 La sociologie aide à la nécessaire diversification des pratiques de soins quand elle arrive à clairement définir ses objets par rapport à ceux de la clinique, soulevant ainsi autant de questions pertinentes à débattre, comme la différenciation du soin des politiques de criminalisation des souffrances sexuelles et sociales, la reconnaissance des filiations symboliques, le refus de la stérilisation des « handicapés mentaux », les politiques de gestion des risques.

15 La maladie mentale en mutation traite fondamentalement de la question des liens entre l’évolution des rapports sociaux et le renouvellement de la clinique, dans une période où la médicalisation des troubles psychiques montre de plus en plus ses impasses dans une conception du sujet humain. •